Entrevue avec Francis Piérot

Internet est un lieu d'échanges immense et pourtant si petit... Si Francis Piérot et moi partageons une passion commune qui nous a ammenée à nous rencontrer, c'est au hasard d'une discussion que j'ai appris que nous avions un autre point commun : Exelvision!
Francis Piériot a eu la grande gentillesse de répondre à mes questions.

Fabrice: Peux-tu nous décrire quelle était ta fonction au sein d'Initiel? Combien d'employés étiez-vous dans la société?
Francis: Ma fonction  était, en gros, d'être le seul programmeur disponible pour créer, concevoir, et programmer des jeux. C'était une toute petite boite, montée par un fils à papa un peu margoulin mais en même temps passionné et sympa, avec un pote à lui commercial qui était également sympathique ... Avant de les rencontrer tous les deux, je bossais passionnément au magazine
«Soft & Micro» où je m'occupais de la rubrique «Listings», qui publiait les programmes des lecteurs tous les mois. Via mon ancienne école informatique
j'avais rencontré un gars qui bossais avec ce pdg/gérant de Initiel et qui publiait des jeux, mon rêve alors. (mmmmm... peut-être même encore). Le contact s'est fait et je suis devenu le seul programmeur salarié de l'histoire d'Initiel, je crois, à la fois par passion et par contact avec le patron parce que, même si c'était un margoulin, le courant passait bien. Il y a eu des hauts et des bas, il s'est vite avéré que je savais mieux évaluer les projets que n'importe qui ramené par le boss, mais à cette époque ce n'était pas évident, il n'y avait ni formation, ni experts, ni qui que ce soit pour dire «Ah ce gars, il est super bon» ou «il est trop mauvais» et donc le patron avait tous les droits. Et il les prenait.

Fabrice:  Quelle était ton niveau de formation à ton entrée dans l'équipe?
F
rancis: J'étais à Bac plus 3 environ: j'avais arrêté mon école d'ingénieur pour aller bosser dans le magazine «Soft & Micro» qui démarrait et voulait m'embaucher. Je l'avais rencontré via un 5ème années de l'école qui m'avait aussi fait entrer à L'ordinateur Individuel. Ca parait difficile à croire, mais à l'époque, un programmeur n'avait pas besoin de chercher du boulot, c'est le boulot qui cherchait les programmeurs.

Fabrice: Quels sont les logiciels que tu as écrit pour les micro-ordinateurs Exelvision?
Francis: J'en ai écrit un ou deux par mois pendant trois ou quatre mois mais je crois qu'ils n'ont pas tous été distribués. Mon contrat stipulait que je devais faire un jeu par mois, ce qui n'était pas vraiment un problème pour moi à ce moment là. J'ai commencé par Otho, un Othello issu de mon  dernier programme TRS-80 pour le tournoi de programmes Othello de l'OI l'année d'avant (1982), puis j'ai fait trois ou quatre programmes EXL100 pour Initiel mais je ne sais pas s'ils ont été vendus : un Yams avec de l'assembleur pour une animation des dés qui roulent, un truc éducatif à base d'aventure/labyrinthe/énigmes logiques, (que je regrette de ne pas avoir conservé, c'était vraiment original), une participation au débug et à l'optimisation sur «L'anneau de l'union», programmé par Michel Martin, qui avait sa propre boite mais était en cheville avec mon patron pour les contrats avec Exelvision.... Je dois en avoir fait deux ou trois autres mais je ne m'en souviens pas.

Fabrice: Pourquoi avoir choisi de développer un logiciel d'Othello pour Exelvision?
Francis: Othello a été une passion très tôt pour moi. Après avoir épuisé ma TI-58 et passé le Bac C (S aujourd'hui) j'ai eu un Video Génie, donc un TRS-80 et j'ai directement essayé de participer au tournoi de programmes Othello de l'Ordinateur Individuel. La première année en 1981 je suis arrivé avant dernier mais en 1983 je commençais à toucher ma bille et j'étais 3ème ex-aequo sur plus de 30. Quand le patron d'Initiel m'a demandé ce que je pourrais faire comme jeu je lui ai naturellement proposé un Othello, et j'ai repris mon code de TRS-80 pour faire OTHO, en ajoutant toutes les fonctions qui pouvaient tenir dans la mémoire de l'EXL 100.

Fabrice: Qui décidait des titres à produire?
Francis: Le patron. A trois personnes dont deux commerciaux, ma marge de manoeuvre était restreinte. Tous les programmeurs de jeux d'autres boites que j'ai connus à l'époque ont rencontré ce problème. Malgré tout , sur "Métro 2018" sur CPC quelques mois après la période EXL100, j'ai eu carte blanche, pas assez blanche car il m'aurait fallu embrayer sur mes propres projets ensuite alors que je suis parti au service militaire, mais la malédiction programmeur vs commerciaux ne tenait pas forcément à grand chose. Un programmeur avec du caractère pouvait imposer sa loi, en partie. Aux USA c'est arrivé, mais pas tellement en France.

Fabrice: Quels étaient les outils de développement mis à ta disposition?
Francis: Sur EXL100 nous n'avions pas grand chose. Les dirigeants d'Exelvision accordaient plus d'attention aux contrats et aux patrons des boites de jeux qu'à leurs exécutants. Pour OTHO, j'avais les manuels du processeur TMS, et faute de mieux, j'ai fait l'assemblage de mes routines à la main avec la table des opcodes (heureusement moins de 2K). Sur la fin on a eu des cartes mémoire, l'assembleur, des visites passionnées des ingénieurs , mais c'était trop tard, la machine EXL100 était déjà en train de mourir et Exelvision avec.

Fabrice: Quelle image de l'EXL100 conserves-tu, et d'Exelvision en général ?
Francis: Une machine fantastique et captivante sur le plan technique, mais avec deux ou trois faiblesses rédhibitoires et aucun punch commercial pour la vendre.
1) Le mode graphique était énorme pour l'époque (la couleur au choix par pixel, du jamais vu), mais inexploitable car il consommait presque toute la RAM (donc où mettre les programmes ?)
2) Le clavier infrarouge était une vraie cochonnerie, une touche à la seconde maximum.
3) Les cartouches, la synthèse vocale, coutaient trop cher à la fabrication alors qu'elles auraient du être l'argument principal de vente et donc à bon marché. Je pense que la plus grosse erreur d'Exelvision a été de miser à fond sur la technique d'un côté, tout en ne passant du temps qu'avec des dirigeants de boites ou de commissions gouvernementales de l'autre. Il fallait soit partir à fond dans le technique, soit à fond dans le commercial, mais pas cet espèce de mix inefficace qui n'a convaincu personne.

Fabrice: As-tu souvenir de contacts d'Initiel avec du personnel de la société Exelvision?
Francis: Je me souviens que mon patron avait des contacts réguliers et passionnés avec Palpacuer, comme sans doute tous les éditeurs de logiciels sur EXL100. Les ingénieurs d'Exelvision sont passés une fois dans mon appartement où je bossais pour Initiel, mais je ne me souviens pas de grand chose de fulgurant ou d'inoubliable. Je pense que pour eux, les dirigeants étaient plus importants que les exécutants. Je ne leur en veux pas, je les plains plutôt, car s'ils avaient eu un dialogue avec les programmeurs, ils auraient peut-être eu une logithèque plus fournie. Ils ont pensé que les patrons maitrisaient le sujet et feraient leur succès plutôt que les créateurs de logiciels, ils se sont trompés.

Fabrice: Quelle était l'ambiance de travail au sein d'Initiel?
Francis: Du côté du patron je l'ignore, il passait son temps à se réfugier dans mon appartement trois étages plus bas pour éviter ses ex, ou à loger mes potes dans le sien trois étages plus haut pour que ce soient eux qui affrontent le proprio étant donné qu'il ne payait plus le loyer. De mon côté, c'est moi qui définissait l'ambiance ! En fait je bossais majoritairement tout seul. Sur les produits EXL100, j'ai bossé tout seul. Initiel a sorti d'autres programmes faits par le patron, par exemple l'initiation au basic Exelvision, en tout cas il m'avait affirmé que c'était lui qui l'avait programmé tout seul. Mais pour les trucs que je créais et programmais, j'étais seul et il n'y avait aucun autre programmeur dans la boite, donc pas d'ambiance spéciale. Ca a changé quand on est passés au CPC pour mon gros projet Métro 2018 (en fait c'était 2048 mais le graphiste s'est gouré en faisant la jaquette et j'ai du régresser de trente ans) parce que j'ai fait embaucher deux de mes meilleurs amis programmeurs, et pendant cinq mois cela a été ... disons fantasque et inoubliable. Mais c'était autre chose que la période EXL100, qui était finalement très studieuse et commerciale, plus que l'assez faiblarde aventure Exelvision ne pourrait le laisser croire.

Fabrice: Sans dévoiler de grands secrets, comment considérais-tu ta rémunération? Comment s'établissait-elle?
Francis: Il faut se reporter dans le contexte 1984. On est un an après la sortie du «Retour du Jedi», un an avant le premier épisode de «Retour vers le futur». Le PC commence juste à prétendre qu'il va ravager tous les ordinateurs familiaux, l'Apple II fait encore la loi, l'Amiga et l'Atari et le Commdore 64 n'existent pas vraiment en france, tout le monde cherche des programmeurs. Là, alors que je suis étudiant à l'ESIEA, un école d'informatique en 5 ans, je rencontre via un 5e années qui bosse pour l'Ordinateur Individuel un gars qui veut m'embaucher dans un magazine dissident de «Micro-Systèmes». Mes études ne se passent pas bien puisque dans mon école d'informatique, je suis premier en informatique mais mauvais dans tout le reste, alors je fonce dans Soft & Micro. Mais en même temps je rencontre le patron de Initiel qui, pour faire simple, est un fils à papa sympa mais roublard.
Le résultat c'est que ma rénumération au magazine a été au SMIC, que j'ai divisé au bout de six mois par deux pour bosser à mi temps à S&M d'un côté et à Initiel de l'autre, puis j'ai laissé tomber le magazine pour juste Initiel, mais en restant au même demi salaire. Parallèlement, pendant que j'étais le seul programmeur, le patron s'est payé une moto à quatre fois mon salaire. Tout cela sans jamais m'octroyer le moindre droit d'auteur. Donc, hormis le fait que j'ai vécu des trucs extraordinaires, financièrement Initiel m'a profondément entubé. J'assume sans problème, en grande partie parce que j'ai vécu des moments inoubliables avec mes potes, mais aussi parce que cette épopée Initiel m'a indirectement permis d'aller plus haut ensuite.

Fabrice: Avant l'arrêt de l'aventure Initiel, étais-tu sur un projet en cours de réalisation sur Exelvision? Si oui, peux-tu nous en parler?
Francis: Non, les projets EXL100 se sont arrêtés bien avant la fin de la machine elle même, parce que les ventes ne permettaient pas à Initiel de continuer dans cette voie. Nous avons commencé  à faire des projets Amstrad CPC, Atari ST520 parce qu'on voyait bien que c'était dans le vent, et l'Exelvision est parti dans le passé. Début 1985 nous savions déjà que la société Exelvision allait mourir, sauf miracle. Il y avait des lueurs du côté de l'Espagne et de l'éducation, mais tout s'est évanoui, et l'Exeltel n'a pas sauvé la boite. Ca faisait déjà un moment qu'on ne travaillait plus en direction d'Exelvision, même si mon patron a sans doute fait croire le contraire à Palpacuer pour obtenir des financements dans le vide.

Fabrice: As-tu des souvenirs particuliers, ou anecdotes que tu souhaiterais nous faire partager sur cette aventure?

Francis: Holala. N'importe quel programmeur de jeux de l'époque a UNE TONNE de souvenirs et d'anecdotes !
Je me souviens de nos premiers essais sur EXL100 avec le logiciel de dessin qui avait la synthèse vocale mais qui n'était pas très débugué, une nuit dans un local plusieurs mois avant que je sois salarié, j'avais deux potes avec moi, on bosse sur l'EXL100, il est environ 2h du mat, on clique sur une couleur entre le NOIR et le VERT et on entend le synthétiseur vocal faire son possible «NOIIII...SHHHVVSHSVUHSIHSIOHSC... ERT.». Du vécu ! Je crois qu'on ne s'en est jamais remis et que cela a détruit la crédibilité de l'EXL 100 à nos yeux !
Quand j'ai voulu faire mon OTHO on m'a fourni tant bien que mal les docs Texas Instruments du processeur TMS de l'EXL100, et vaguement une doc technique de la machine. Pas de cartouche assembleur ou mémoire, rien. Je découvre que je n'ai que 2 Ko de mémoire pour l'assembleur, et que je devrai tout assembler à la main avec la table des opcodes. Peu importe, à 22 ans cela ne me fait pas peur. Mais je découvre que le TMS peut adresser en 16 bits, mais seulement à reculons car il n'y a pas d'instruction d'incrémentation des registres 16 bits d'adressage, seulement une décrémentation. Alors je recode toutes mes tables de données à l'envers. C'était tellement plus simple sur TRS-80 ! Mais je garde le souvenir d'un défi que j'ai vaincu : au final j'avais ma routine, et le TMS était vraiment incroyable avec ses 128 registres 16 bits intégrés à la puce.
A un moment je travaillais en plein été dans mon  studio 1er étage Rue de la Gaité à Montparnasse et j'avais demandé à un ami de venir me filer un coup de main. il faisait tellement chaud qu'on s'est mis en slips, sans rien d'autre. Fenêtre grande ouverte. On programme comme des fous, normal. Ca sonne à la porte. J'ouvre sans réfléchir, en slip et je vois une jolie nana en culotte et sous-tif. Arrive une deuxième, même tenue. Ce sont mes voisines, vingt balais, serveuses dans deux restos du coin en coloc dans l'appartement d'à côté. Leur douche est en rade, est-ce qu'elle peuvent utiliser la notre ?
Ca parait pas possible mais çà reste un sacré souvenir de ma vie sur paris. Et elles étaient vraiment mes voisines, avec réellement une douche en rade. On a passé des mois à faire des soirées ensembles, elles finissaient à 4h du mat comme nous, et cela avait démarré sur un douche en panne et un été trop chaud.
Je me souviens de beaucoup plus de choses liées au boulot sur Métro 2018 sur CPC, quelques mois après que nous arrêtions les projets EXL100, parce que j'étais vraiment bien en place dans mon boulot et que la période «fait un programme par mois» était terminée, et que j'avais fait embaucher deux de mes meilleurs amis, mais c'est une autre histoire !

Fabrice: Peux-tu nous parler de tes travaux au sein des éditions PSI et Dunod?

Francis: C'était une période fantastique pour moi. Avant, et aussi après la période EXL100. Les éditions PSI, cela remontait à 1980 ou 1981, au tournois Othello au Sicob, il y avait peut-être 30000 utilisateurs d'ordinateurs en France maximum, il faut bien  comprendre que c'était encore de la science fiction et que la sortie de l'EXL100 était juste deux ou trois ans après çà.
J'ai écrit une dizaine de uinuins chez PSI/Bordas/Dunod principalement sur des sujets techniques, traduit une quinzaine dont le «Programming Windows» de Petzold v1 chez Microsoft Press, et mis en page au total une quarantaine avant que l'arrivée de mes enfants et la professionnalisation du milieu ne m'obligent à faire des choix.
Mon premier bouquin était une conversion d'un bouquin de Daniel Nielsen, cela a donné «EXL 100 à l'école». A l'époque j'étais naif et jeune, j'avais bêtement honte alors j'ai signé par un anagramme de mon patronyme : Patrice Sofrin, au lieu de Francis Pierot. Avec le recul c'était mon premier bouquin et une expérience enrichissante, un de mes premier boulots payés, je regrette un peu d'avoir pris un pseudonyme. C'est la vie, on ne peut avoir d'expérience qu'avec .. l'expérience !
J'avais un éditeur et une correctrice extras chez PSI / Dunod, cela a toujours été un plaisir de faire mes bouquins avec eux même si c'était parfois tendu car, contrairement à ce qu'il se passe en informatique, dans l'édition il y a une date de fin et on ne la dépasse pas. Donc quand c'était la date, même s'il y avait encore des trucs pas finis, on envoyait à l'imprimerie. Au début  je me faisais avoir, mais plus à la fin : mon  manuscrit, ma mise en pages, mes programmes, tout était prêt à la date donnée.
J'ai arrêté l'écriture en 1993 parce que mon deuxième bébé arrivait et qu'il me fallait des revenus solides, après deux bouquins où j'avais mis tout mon coeur et mes compétences, qui ont été des échecs complets. Un sur MS-DOS 6.0, dont le bug de compression de disque a tué tous les livres qui parlaient de lui (donc le mien), et un sur l'apprentissage de C++, dont je suis toujours content à la relecture mais qui s'est également mal vendu. Les deux bouquins, je les trouve toujours aussi bons avec le recul. Mais sur le coup l'échec m'a vraiment assassiné, et j'ai décidé d'arrêter d'écrire.
Pour finir, après un petit passage à vide j'ai retrouvé le chemin du jeu vidéo en 1995, après une bouffe de participants de BBS j'ai rencontré et été travailler avec Eric Chahi pendant 6 mois sur «Heart Of Darkness» avant que cela devienne impossible de travailler avec son programmeur principal qui était un abruti complet, puis j'ai travaillé trois ans et demi chez Cryo, et deux ans et demi chez Kalisto.  Sur toute cette période, beaucoup de jeux et d'aventures, et de potes qui le sont restés.
Ensuite, c'est une autre histoire, mais presque tous les gens que j'ai rencontrés dans le jeu vidéo, je les cotoie encore.

Fabrice: Je te remercie vivement pour cette entrevue et le temps que tu m'as accordé. Ce fut un vrai plaisir que de t'écouter!
Francis: Merci à toi de faire revivre l'EXL100, qui a de mon point de vue été la meilleure machine grand public française vendue en magasin.


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